Rappel historique de l'évolution des théories de la communication organisationnelle
L'histoire des communications organisationnelles naît au
début du 20e siècle avec la notion de fonction. Ainsi, l'entreprise est
représentée comme un ensemble de fonctions reliées entre elles par leur
objectif commun, soit la survie de l'organisation. L'un des grands théoriciens
de cette approche fut Frederic Winslow Taylor, dont le travail se concentre sur
l'efficacité de l'organisation, toute tâche devant contribuer à la réalisation
de la mission de la manière la plus productive possible. Dans cet optique, la
communication organisationnelle se limite à l'émission de directives
hiérarchisées. Elle est surtout contrôlable et sert à réguler les activités.
Cette pensée, encore d'actualité, commence à être remise en
question dans les années 60. Suivra l'approche systémique, qui souligne l'existence
de réseaux de communication internes, présents dans un système en relation avec
l'extérieur. Ainsi, tout système a une complexité et une dynamique propre. Le
concept de culture et sous-culture organisationnelles germe. La communication
est influencée par ces réseaux et sert à les lier vers le but commun. Elle est
également interactive, tant à l'interne qu'à l'externe. Pour la première fois,
les individus et leurs interactions sont pris en compte et c'est à travers le
langage que ces interactions sont analysables.
Je passerai rapidement sur les approches critiques de la
communication, qui postulent que la communication est révélatrice des rapports
de domination, ou de pouvoir. Entre Marx et Pierre Bourdieu, la communication
organisationnelle devient un lieu de mainmise des pouvoirs en place sur les
individus. Un principe particulièrement intéressant ressort cependant de cette
approche : c'est par la diffusion généralisée de l'information que peuvent
être contrebalancés ces flux de pouvoir.
La perspective culturelle, particulièrement étudiée dans les
années 80, amène l'idée de systèmes de cognition et de symboles partagés par un
ensemble d'individus au sein de l'espace structuré et normalisé qu'est
l'organisation. Ces systèmes sont reconnaissables par leurs artéfacts, leurs
valeurs et les croyances profondes les soutenant. Selon ce point de vue, la
communication est culture, et vice-versa.
Pour la première fois, la
communication n'est plus une fonction, elle ne sert pas à quelque chose, elle
est, tout simplement.
Finalement, en 2000, les approches constitutives remettent
en question l'existence même de l'organisation comme entité structurelle. Ce
sont les interactions ayant lieu en son sein qui donnent vie à l'organisation,
et non le contraire. Le concept d'organizing
de Karl E. Weick est particulièrement intéressant en postulant que tout
individu est partie prenante de ce qu'il vit et donc influencé. La construction
de sens devient un processus individualisé. En effet, c'est l'individu qui
choisit, consciemment ou non, ce à quoi il va accorder son attention et comment
il va interpréter la situation parmi un ensemble de lectures possibles. Ainsi,
toute communication contribue à faire évoluer le sens donné par les individus à
l'environnement qui les entoure et c'est à travers les liens et les
interactions que ce sens est partagé.
Le lien avec le Web social
Le Web social représente un nouveau paradigme dans la
l'évolution des théories de la communication organisationnelle. Jusqu'à
maintenant, les communications étaient concentrées dans un lieu restreint,
souvent géographiquement identifiable, et donc facilement analysable. Si les
organisations se sont en partie approprié les outils du Web social de gestion
des connaissances (wikis et Intranet principalement), elles ne peuvent plus
contrôler l'ensemble des communications faites à leur sujet et en leur sein. Ainsi,
les interactions (entre employés, entre organisation et clients) se déplacent
lentement hors de la portée de l'organisation. Quels seront les effets d'un tel
déplacement sur les communications organisationnelles ? Car le Web social, dont
l'existence est centrée sur les réseaux, multiplie les interactions et
contribue ainsi à la création de sens, ce qui va bien au-delà de la réputation.
Les usagers du Web créent des langages spécifiques, transmis autour de centres
d'intérêts partagés, multipliant ainsi les sous-cultures.
La place actuelle du Web
social dans les communications organisationnelles
Habituées à une communication instrumentale, les organisations
ont peu évolué depuis l'apparition du Web il y a vingt ans. Si Internet a eu un
impact profond sur la business, il en
a eu peu sur la gestion. Internet a permis l'émergence de nouveaux modèles
d'affaires et a augmenté l'efficience de la gestion des opérations. Cependant,
à part quelques entreprises basées sur l'innovation constante (Apple, Google), Internet
n'a pas changé la manière dont ces organisations sont gérées, car elles n'ont
pas encore réellement pris en compte l'évolution de celui-ci comme source
d'interactions sociales constantes.
En plein apprentissage de l'intégration du Web social dans
leurs stratégies marketing (seulement 14 % des entreprises québécoises
sont présentes sur les réseaux sociaux en 2013), la majorité des entreprises ne
peuvent pas l'intégrer dans leurs activités de gestion. Standardisation, spécialisation, hiérarchie, conformité et contrôle restent les mots clés de la
gestion actuelle. Cette culture fonctionnaliste majoritaire est centrée autour
de la rhétorique et du recadrage, dans une communication unilatérale et non pas
interactive.
Source de pérennité lors du dernier siècle, cette approche se
transforme en fardeau face aux défis actuels : accélération rapide du
rythme des changements technologiques et sociaux, compétiteurs aux modèles
d'affaires évolutifs car centrés autour de la technologie et d'Internet,
disparition des barrières géographiques et idéologiques, transition rapide vers
une économie créative, difficulté d'attraction des talents et pressions accrues
des investisseurs pour un rendement rapide.
Également, les acteurs à prendre en compte se diversifient
(blogueurs, médias Internet, consommateurs sur le Web, chercheurs d'emplois sur
le Web, réseaux sociaux, etc. ).
Comment adapter son modèle d'affaires à cette nouvelle
réalité ? Et surtout, comment faire évoluer l'organisation vers une
approche communicationnelle où le pouvoir est largement distribué entre une
diversité d'acteurs internes et externes plutôt que d'être concentré dans les
mains de quelques individus?
Les paradigmes de la communication 2.0
Le concept de communauté est fondamentale à la réponse à ces
questions. Imagées, les communautés Web seraient des marchés plutôt que des organisations :
les regroupements sont définis par les intérêts des membres et non par une
structure externe préexistante. Leurs mots clés sont plutôt portée, intérêts, intention et engagement et leurs barrières sont
floues donc évolutives. Une communauté Web se forme de manière spontanée et
dynamique dans le but de partager, d'être ensemble et non pas d'agir pour
atteindre un objectif.
Si des relations de pouvoir s'y inscrivent, comme dans toute
dynamique de groupe, elles sont définies par les mots clés présentés. Ce sont
les personnes les plus participatives et engagées, celles ayant le plus de
connaissances sur le sujet et les plus promptes à les partager qui ont une
meilleure portée, donc plus de pouvoir. Une communauté est par essence
éphémère, ses membres pouvant la quitter à tout moment ou choisir de participer
à un autre groupe. Ainsi, toutes les communications sont interactionnelles, car
c'est par elles que se détermine l'existence même de la communauté,
généralement autogérée. Tout cela est très éloigné de la hiérarchie
organisationnelle habituelle.
Significations pour le futur
En 2012, Gartner publiait ses
prédictions pour 2013, comme quoi, à travers l'usage du Web et de technologie
de l'information, les outils sociaux et collaboratifs deviendraient de plus en
plus utilisés au sein des organisations. Gartner présentait les prévisions
suivantes :
- En 2015, 80% des efforts dédiés au social business n'atteindront pas les résultats attendus à cause d'un leadership inadéquat et d'une dépendance aux technologies.
- En 2015, 20% des organisations utiliseront des outils de surveillance des médias sociaux pour prévenir et contrôler leur réputation.
- En 2016, 50% des organisations auront un réseau social interne et 30% d'entre eux seront considérés aussi essentiels que le courriel et le téléphone.
- En 2017, la majorité des nouvelles interfaces et applications présenteront une fusion des caractéristiques du jeu, du mobile et du social.
Ces prévisions soulignent la lenteur et la difficulté des
changements organisationnels nécessaires pour faire évoluer l'usage de la
communication interne et externe vers l'interactionnel. Elles soulignent
également l'inévitabilité de la transformation des organisations fonctionnelles
en organisations sociales.
La compréhension des approches communicationnelles, culturelles
et constitutives peut servir de base à cette transformation. En effet, la
première étape est de qualifier la culture réelle de l'organisation et l'écart
entre celle-ci et l'état désiré. L'analyse de la communication selon l'approche
culturelle peut fortement contribuer à cette qualification en identifiant les
éléments suivants[1]
:
Caractéristiques
|
Perspective culturelle
|
|
Organisation
|
Finalité
|
Sens créé (crédibilité, vision)
|
Décision
|
Centralisée et décentralisée
|
|
Unité de base de l'organisation
|
Systèmes (groupe-communauté-réseau) liés sur la base de la culture,
des valeurs, des symboles, des aspirations partagées
|
|
Structure
|
Reflète la culture
|
|
Force d'intégration
|
Culture, valeurs
|
|
Fonction du supérieur
|
Interpréter la complexité, discours de vision, porteur de culture
|
|
Attitude vis-à-vis du travail
|
En fonction du sens créé
|
|
Communication
|
Contenu
|
Tâches, social, sens prescrit et sens dégagé
|
Direction
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Descendante, horizontale et ascendante ; traverse les frontières du
système
|
|
Canaux
|
Multiples, à travers les réseaux, les discours, les récits, porteurs
de symboles, de valeurs
|
|
Style
|
Formel et informel, adaptatif
|
Et quel devrait être l'état désiré? Une organisation
adaptative et évolutive, capable de s'approprier et d'intégrer rapidement de
nouvelles tendances et de créer des courants d'innovation pour les faire
fructifier.
Selon l'approche constitutive, ceci se traduit en une
communication basée sur l'interaction entre les personnes, dans la mesure où
ces experts ont l'occasion de se connaître et d'échanger des informations et
les connaissances nécessaires à l'action collective, tout en ayant la latitude
décisionnelle et les moyens d'improviser et de tester leurs idées. La création
de communautés dans une dynamique sociale comparative au Web s'avère une réponse
parfaite à ce défi. C'est ce que tenteront de faire les organisations, avec un
succès relatif.
Dans vingt ans, le Web social comme plateforme de partage d'intelligence collective
En 2035, l'individu est roi. Il doit évoluer dans une
société en manque de ressources, durement frappée par les changements
climatiques. Les gouvernements ont perdu leur pouvoir d'encadrement, pris en
main par les multinationales. Le pouvoir mondial évolue selon les coalitions,
dont les pays en voie de développement sont la clé. L'instabilité politique
mondiale est forte et les crises économiques nombreuses. Dans les pays
industrialisés, l'âge moyen des travailleurs est de 48 ans et les organisations
de toutes sortes font face à un manque de relève.
Les organisations sont devenues flexibles et adaptables,
tant dans leur structure que dans les processus internes. La participation à de
nombreux réseaux et la collaboration avec les compétiteurs pour faire évoluer
les produits, sont présentes. La production est entièrement assumée par des
robots : seules l'idéation et la conception sont effectuées par des employés,
qui travaillent sur des projets spécifiques en équipes virtuelles réparties à
travers le monde dans une structure décentralisée. La majorité d'entre eux font
du télétravail.
Ces employés communiquent dans un espace Web dédié à la
collaboration. Ces espaces coûtent maintenant plus cher à maintenir que des
bureaux, vu le manque de bande passante, mais ils sont devenus absolument
nécessaires au fonctionnement d'une organisation, car ils sont la source de
toutes ses innovations. L'intelligence d'une organisation est sociale et
collaborative, basée sur l'apprentissage en continu et la communication
interactive.
Les individus ont de fortes compétences en recherche dans
les réseaux sociaux et sont capables de les utiliser pour développer leurs
propres réseaux de contacts et de partage des connaissances. Ils les
nourrissent en leur dédiant la moitié de leur temps de travail, à la demande de
leurs employeurs. Ce sont des spécialistes, très en demande dans leurs marchés
respectifs de par leur capacité à trier rapidement l'information, l'analyser et
l'utiliser, car la masse de données leur parvenant est gigantesque. Ils
travaillent à partir d'une interface bio-numérique. Celle-ci est connectée en
permanence au Web, ainsi qu'aux objets de nature fonctionnelle l'entourant qui
sont connectés en réseaux.
Un long chemin à parcourir
D'ici un an
Le défi ne sera pas technologique mais organisationnel. D'ici
un an, l'intérêt des décideurs quant à l'utilisation de réseaux sociaux
internes pour connecter les employés, identifier et partager l'information de
manière intelligente, sera en augmentation. L'achat et la mise en œuvre de
réseaux sociaux internes seront donc accrues. Leur usage restera cependant très
encadré et limité aux structures existantes. La majorité des projets entrepris
failliront, car la difficulté d'intégration de ce nouvel outil par les
gestionnaires intermédiaires aura été sous-évaluée.
Les sites Intranet et les courriels continueront à être la
principale source d'information interne. En somme, il y aura peu de
changements!
D'ici cinq and
Les décideurs auront les compétences et l'équipe en place
pour décider comment utiliser les initiatives provenant de leurs réseaux
sociaux pour augmenter la valeur de l'entreprise. Cela signifie qu'ils auront identifié
comment déployer ce réseau interne en offrant un encadrement restreint tout en
sécurisant les données. Le réseau sera également connecté aux autres outils de
l'organisation tant par les applications que les outils de communication tel
que le courriel.
Des outils de collaboration seront implantés et réellement
utilisés par des équipes restreintes, probablement en charge de l'innovation et
des technologies de l'information. Les gestionnaires nourriront l'ensemble de
ces outils sociaux, mais pas de manière proactive. Leur rôle évoluera vers
l'animation des échanges dans le but de favoriser la coopération et
d'entretenir la confiance. Cet aspect commencera à être intégré dans leur
évaluation annuelle. Cependant, peu d'entre eux réaliseront ce rôle à
plein potentiel.
L'information provenant directement des clients à travers
les réseaux sociaux sera considérée comme primordiale et aura une réelle
influence sur les décisions stratégiques.
Conclusions
Le principal défi reste l'adaptation structurelle, car une
communication sociale basée sur l'interaction ne peut fleurir que dans une
structure ouverte. Ceci exige une toute nouvelle approche de gestion, qui ne
naîtra que sous la contrainte. Ces contraintes seront générées par l'évolution
mondiale caractérisée par un manque de ressources, tant humaines que
matérielles. Celles-ci mèneront-elles à la vision collaborative de la
communication organisationnelle en 2035? Rien n'est moins certain!
En effet, si le Web évolue très rapidement, ce n'est pas le
cas des organisations. L'adaptation à cette nouvelle réalité exige une vision à
long terme supportée par de fortes compétences en gestion du changement, ainsi
qu'une communication transversale entre tous les départements, des ressources
humaines au T.I. Un nouvelle dynamique avec les employés, basée sur la
confiance, soutenue d'une gestion de la performance par résultats, doit être
mise en place. Et surtout, il faut inventer et instaurer une nouvelle structure
organisationnelle horizontale, ce qui remet en question les pouvoirs établis
dans les structures actuelles, généralement verticales. Cette nouvelle
répartition du pouvoir est selon moi la plus importante barrière.
Voilà pourquoi je crois que ce sont de nouvelles
organisations, dont le modèle d'affaires et les services seront basés sur la
communication sociale dans sa plus grande diversité, qui, en réussissant,
créeront un nouveau paradigme, tout comme l'ont un jour fait Apple et Google.
Elles naîtront probablement d'un travail de collaboration fait sur le Web ou à
l'université ; elles seront créatives et façonnées par la jeune génération,
élevée avec un clavier entre les mains et une forte adhésion à la réalité
virtuelle.
[1]
La communication
organisationnelle, approches, processus et enjeux, Grosjean, Sylvie,
Bonneville, Luc, Chenelière Éducation, Montréal, 2011, p. 137